Dans mon histoire, il n'y a pas de « il était une fois » idyllique qui fleure bon le conte de fée où tout se termine toujours bien. Il n'y a pas non plus de parfum de romance sur fond de gazouillis d'oiseaux. Ni un récit qui respire la tranquillité et la paix. Les seuls senteurs qui embaument mon quotidien sont un grand mélange de fragrances florales ou de chien et chat mouillés. Pas de quoi faire un nouveau Chanel, en somme.

Puis nos préoccupations étaient autres. Oui « nos ». Parce que dans ce petit quotidien new-yorkais, je n'étais pas seule aux commandes sinon tout aurait été réglé plus rapidement. ▬ Pourquoi « nul » ? Les Red Roses, c'était joli. On ne va pas appeler ça Garden of flowers ... ▬ Non, nous ne montions pas un groupe de danse pour égayer les gens en ces temps d'après-guerre. Pas plus que nous ne nous lancions dans une boutique de mode. C'était plus prosaïque vu nos compétences - enfin « nos » ... en l'occurrence, celles de Shane et Lullaby - : une boutique de fleuriste. ▬ Red Roses, ça faisait groupe de rock à la limite mais pas Garden of Flowers, pitié. ▬ Ca, c'était Shane. Un peu brute de décoffrage, jurant comme un charretier à ses heures perdues - et dieu sait qu'elle en perdait beaucoup - et pilier de cette entreprise. Oui, vu son amour pour les fleurs, on pourrait en douter mais avec un pouvoir comme le sien, pourtant, elle détenait un rôle central. ▬ Avec vous, c'est pas les jardins d'Eden, c'est sûr ... ▬ Et Lullaby rentrait en scène. Ne vous fiez pas à son prénom, elle n'endort personne par ses douces paroles. C'est son talent de diplomate qui nous était nécessaire, autant que l'eau qui répond à son commandement. Enfin, « diplomate » avec une répartie aussi tranchante que le diamant mais une rose sans épine, c'est fade, non ?

Dans notre univers d'apprentis botanistes/fleuristes, mettre à jour qualités et défauts était un impératif. Même si, pour certains, c'était plus long que d'autres, surtout du côté des défauts. Et pourquoi cette « formalité » ? Parce que nous allions devoir collaborer. Un certain temps et même un temps certain et que nos caractères combinés faisaient parfois plus que des étincelles. ▬ On n'a pas signé pour les ailes et l'auréole, de toute façon. ▬ Avec le don que je me tapais, j'avais plutôt été collée dans la catégorie « fille du diable ». Une enfant qui prend l'apparence, la couleur, la texture, bref, les propriétés de ce qu'elle touche, c'est peu commun. Ca rentrerait plus facilement dans un cirque que dans une école. Pourtant, bien que j'ai finalement entamé des études de lettres en dépit du regard lourd de sens que posaient toujours sur moi mes parents, une bévue en pleine classe du club de lecture que j'animais m'avait catapultée loin de ma Louisiane natale. ▬ Vous savez quoi ? J’en ai marre, de vous. Si j’avais d’autres amis, j’me casserais. ▬ Avec des « si » ... ▬ Justement, Enora n'en avait pas. Aussi déterminée et blasée puisse-t-elle être, comme nous, elle se retrouvait dans la galère, d'où l'obligation de nous serrer les coudes et de se coltiner des personnalités parfois antagonistes. Ou alors trop semblables pour que la mélodie s'accorde sans la moindre fausse note ?

Dans tous les cas, il fallait vivre avec. Avec Enora, avec Lullaby, avec Shane. Avec ma propre « particularité » qui s'était glissée dans ma vie depuis un temps suffisamment appréciable pour que ça soit rentré dans mes habitudes. ▬ Sinon, il y a les jeux de mots ... Belladonna ... Bella Donna ... Quatre belles plantes pour une boutique de fleuriste, est-ce que ça n'a pas la classe ? Interdiction de grogner, Shane ... ▬ Je la connaissais. Elle allait râler, lancer une pique de son cru et, clairement, ça partirait en vrille, tu vois ? ▬ Pitié... Laissez moi mourir. T'as enseigné à l'école du cirque aussi ou quoi ? ▬ Qu'est-ce que j'avais dit ? ▬ Au moins avec elle on rigole un peu. Tu veux suggérer quoi, les fleurs du mal ? The dead roses ? Ca te plairait plus ? ▬ Comme toujours, ça partirait en débat. Déjà pour se fixer sur l'idée du fleuriste, ça avait frôlé l'épopée. Pour la bonne et simple raison qu'il fallait se faire confiance, apprendre à se connaître et dans un monde où nous étions clairement mal vus, qui pouvait croire, sans hésitation, la fille prétendant savoir que vous êtes mutants et ne vous vouloir aucun mal ? ▬ Dead roses ouais. Mais je suppose que miss fleur bleue trouvera ça assez peu vendeur. ▬ « Miss Fleur bleue », c'est tellement dans le ton. Bref, on va prendre « les Pâquerettes » et tout le monde sera con-tent. ▬ Comme quand, au bar, j'avais failli planter là le projet en voyant que ça n'aboutirait pas. A tort, certes, mais je n'avais aucun don de voyance, moi. J'adorais rêver et imaginer un avenir meilleur bien qu'au fond de moi, un petit quelque chose me soufflait toujours que la chute serait trop rude si je restais dans mes chimères. ▬ Il est hors de question que je m’appelle Pâquerette, dans quelque univers que ce soit. On pourrait pas plutôt être des plantes carnivores ? ▬ Tu veux manger des mouches ? ▬ Parfois, ça partait tout seul. J'étais parfaitement consciente que ça mettrait de l'huile sur le feu mais si la combustion prenait bien, peut-être que les flammes finales seraient plus belles à voir que le brouillon initial ? Non ? Bon ... Pourtant, l'alcool avait bien aidé, au bar, à tempérer les ardeurs de chacune lorsque nous nous étions rencontrées. On devrait peut-être sortir le bailey's, du coup ... ▬ Oh, la ferme. ▬ Le caméléon, si j'étais toi jme la fermerais. ▬ Descends de tes grandes orchidées, Shane. Tu pousses la graine un peu trop loin. ▬ Ca allait bien, un peu, d'accord, parce bon ... La femme verdure me courrait rapidement sur le haricot si elle poursuivait son jeu de contradiction permanente. UU ▬ Bon, ça suffit la basse cour ? The Garden, ça devrait suffire, non ? ▬ Bon, on vote ? « Belladonna », « The Garden », « Aux plantes carnivores » ou « Red Roses » ? ▬ Suggérai-je, prête à ajouter d'autres noms si jamais avant de procéder à un vote dans les règles. Ou presque. ▬ En cas d'égalité, c'est Léon qui tranche. ▬ Léon, mon chien. Evidemment. ▬ Comme ça va prendre des heures et que Shane va finir par se barrer ... Garden nous plaira pour la boutique, et on va garder Belladonna pour nous. ▬ Enora avait peut-être autant de diplomatie qu'un chou cuit, elle avait énormément d'intuition ce qui nous évitait la moitié de nos prises de tête. Lulla' se chargeait de gérer les autres.


Puisque nous avions tranché le premier point, j'attrapai ma liste pour y biffer la ligne en rapport. ▬ Le nom, ok. Les horaires ? La répartition des tâches ? ▬ C’est toi, la tâche. Sinon, je fais les livraisons. ▬ Genre. J'ai une autre option moi ? Parce que sinon je ferais bien un strip-tease devant la boutique pour rameuter du client. Enora, si tu pouvais anticiper les commandes, ça serait bien. ▬ Shane, à force de traîner dans un bar, en avait visiblement gardé quelques habitudes qui, hélas, collaient moins dans le monde floral où nous avions échoué. ▬ Non mais je fais dans le court terme, moi, pas dans les prévisions météo. ▬ Et ma main dans ta gueule, à court terme, tu l'as vue ? ▬ Cherches pas, tu vas te prendre une branlée. ▬ On va avoir une clientèle distinguée, tiens ... Je m'occuperai des comptes, de tout ce bordel, je suppose ? ▬ Ouais, les comptes et l'arrosage automatique. ▬ Ca, il fallait s'y attendre. ▬ Va te faire mettre. ▬ Avec plaisir. ▬ Au Garden, tout était bon enfant. Poétique. Et charmant. Comme les fleurs qui y poussaient sagement et dont l'apparence était aussi colorée que le langage de leurs propriétaires. ▬ Bon ben je m'occuperai des compositions et de la publicité. Ca vous va ? ▬ Question plus rhétorique qu'autre chose, à dire vrai. C'est ce qu'il restait et donc forcément ce que je prenais. Fin de l'histoire ou, plutôt, début d'un nouveau chapitre.


Alors autant aborder prestement ce dernier morceau. ▬ Vu la vitesse à laquelle Poison Shane fait pousser ses pâquerettes, je pense qu'on n'est pas obligée de se lever aux aurores pour préparer la boutique, hum ? ▬ Lançai-je, chacune son tour de se payer la tête du pouvoir de l'autre, non ? >. > J'étais un caméléon qui s'assumait plus ou moins. Il y avait des hauts. Et des bas, il y en avait partout ... mais surtout lorsque je repensais à la Louisiane et ce fameux jour où mon pied nu avait rencontré le verre brisé au sol. Ce n'est pas la douleur, que j'avais ressentie, mais une étrange impression qui avait parcouru toute ma jambe avant de la muer en verre. Je revois encore si distinctement l'air effaré de ma mère et la stupéfaction de mon père. Mes parents, choqués, avaient imaginé par je ne sais quelle fantaisie que je m'étais recouvert le pied, la cheville, le mollet et le genou d'une substance quelconque et c'est au couteau qu'ils ont tenté de m'en débarrasser. Je suis consciente que ça ne partait pas d'une mauvaise intention mais ce goût amer lié à l'incompréhension et à la peur m'agace encore le palais à ces réminiscences. Parce que je sentais qu'il s'agissait de moi, sans pouvoir l'expliquer ni calmer ma frayeur. Et même si, à présent, je supporte ce fardeau avec plus de sagesse, la cicatrice sur ma jambe me rappelle que je ne suis qu'au début du chemin ... ▬ Bah, je peux ouvrir aux aurores, de toute façon, si vous voulez .... ▬ Ouais mais moi, je fais rien pousser avant dix heures. Alors si ça t'amuse ... ▬ Putain, Daphné, non ! ▬ Hm ? C'est à peine si je suivais encore, en réalité, emportée par le flot de mes pensées et l'arrivée de mon cocker Léon que je saluai d'un fredonnement. ▬ Only you can maaaake this world seem right, only you can make the darkness bright ... ▬ La séance est levée, je crois. ▬ Hein ? Heu ... oui. ▬ Ouais. Moi jme barre avant que Daphné entame le refrain. Parce que la musique adoucit ptêtre les mœurs mais pas les miens... Ou en tout cas pas sa musique quoi. ▬ Allez, j'me casse. ▬ Ca va, on a bien avancé. .... Viens là, mon gros. ▬ Conclus-je en attrapant mon chien. Je n'étais pas mécontente. Le principal était tramé. Restaient les préparatifs puis l'ouverture et, entre les cours et un semblant de vie sociale, je savais que mes journées seraient bien remplies.

En près de deux ans, on peut dire que la situation s'améliore de jour en jour. Et si tout n'est pas rose, ça ne nous empêche pas d'aller de l'avant. Entre nous. Sans béquille. Et sans camp.